16.03.08

XII
(A) la vie éternelle
Amen.
1.Nous croyons à la vie éternelle, sans pouvoir nous faire une idée de ce qu'elle sera. Beaucoup sont si fatigués, si saturés de cette vie éphémère, qu'ils ne désirent qu'une chose :dormir, se laisser engloutir, ne plus être obligés de vivre. De grandes religions nous promettent que, si nous suivons leurs enseignements, nous pourrons nous libérer du « devoir-vivre ». Dans sa lente évolution sans fin, la nature est manifestement habitée d'une pulsion et d'une soif d'une vie tojours plus hautement organisée; mais, parvenue à la hauteur de la conscience, niveau auquel rien de plus élevé ne paraît plus mériter d'être visé comme objectif, la poussée se retourne et devient pulsion de mort. L'effort tout entier n'a servi de rien.
Or voici que la vie éternelle doit être l'Ultime et le Suprême de ce qu'il est permis à la foi chrétienne d'espérer : « Je suis la résurrection et la vie. » « Je suis la voie, la vérité et la vie. » « Celui qui croît en moi vivra, même s'il est mort. » Être, conscience, identité personnelle : faut-il comprendre cela comme valeur éternellement digne d'être visée comme objectif? - Oui, si l'on présuppose que nous comprenons le mot « éternel » comme « divin », car en Dieu, identité personnelle veut dire don de soi, amour, fécondité, et ce n'est qu'ainsi que Dieu est vie éternelle : comme celui qui gouverne éternellement dans le mouvement de se donner et d'être gratifié, de rendre heureux et d'être béatifié. Le pur contraire du morne ennui d'un être-pour-soi qui ne débouche sur rien. Il s'agit essentiellement d'un aller-au-delà-de-soi, avec toutes les surprises et les aventures qu'une telle sortie de soi promet.
On doit seulement éliminer de son esprit toute temporalité, qui fait infailliblement aboutir chaque voie à un but précis – et puis après? Dans l'éternel, le surgissement est toujours un « maintenant » d'actualité : maintenant j'engendre un Dieu qui est mon Fils; maintenant je vis l'indicible miracle d'être du Père et de lui devoir ce que je suis; maintenant notre amour se consomme et produit – ô miracle inespéré – l'Esprit commun de l'amour comme un troisième, comme fruit et témoin de notre amour, qu'il fait éternellement se déployer. Et parce que ce maintenant est tout entier événement, le contraire d'une stagnation, c'est le plus passionnant qui soit. Tout comme sur terre, il y a des surgissements de l'amour bien avant qu'ils se transforment en connaissance, en accoutumance, et peut-être en satiété. « La résurrection et la vie » : de même que résurrection dit tournant formidable, le tournant du vide à la plénitude, une seule fois et maintenant : de même, aussi, la vie éternelle.
2. Pour celui qui, venant de sa propre vie étroite et amortie, reçoit la possibilité d'entrer dans cette vie de Dieu, tout se passe comme si s'ouvraient pour lui , lui coupant le souffle, des espaces à perte de vue. Des espaces dans lesquels on peut se précipiter dans la liberté la plus parfaite. Et ces espaces sont eux-mêmes des libertés qui attirent notre amour, l'accueillent, lui répondent. Qui peut, déjà, ici-bas, pénétrer au fond d'une autre liberté? C'est impossible! Ainsi s'accumulent, dans la communion des saints en Dieu, au-delà de tout ce qu'on peut dénombrer, les aventures de l'amour créateur et inventif. La vie en Dieu devient miracle absolu. Rien n'est donné qui mette un terme au recevoir, l'acte du du don se déploie sans limites.
C'est pourquoi ceux qui sont au ciel sont toujours et sans cesse prêts à venir en aide à l'indigence terrestre, certainement avec des dons éternels, peut-être aussi avec des dons temporels, pour stimuler à nouveau en nous le courage de poursuivre, malgré tout, notre effort vers la vie éternelle, pour nous donner un avant-goût de ce qui nous attend. Et quand nous avons à souffrir, se trouvent creusées en nous des brèches plus profondes que celles que nous croyions receler : des profondeurs qui ensuite, dans la vie éternelle, deviennent des receptacles d'un plus grand bonheur, des sources plus abondantes encore. Des sources qui jaillissent d'elles-mêmes, gratuitement, car dans la vie éternelle, tout est gratuit.
L'expression « gratis », « sans payer », court quand il s'agit des dons de Dieu, à travers toute la Bible (Is 55,1; Si 51,25; Mt 10,8; Ap 21,6; 22,17). Ce « gratis » est la nature la plus intime de l'amour divin, qui n'a aucune autre raison que lui-même; et c'est à partir de là qu'est défini tout ce qui, dans la vie éternelle est auprès de Dieu. Et justement parce que l'amour est sans fond, il est insondable. On ne parvient jamais en son fond; il demeure plus profond que ce qui peut être fondé, « porté au concept ». C'est pourquoi Paul dit très exactement : « connaître l'amour qui surpasse toute connaissance » pour, ainsi, « entrer par votre pénitude dans toute la plénitude de Dieu » (Ep 3,19).
3. Ainsi le Credo atteint-il sa fin sans fin.Tous les énoncés particuliers s'interpénêtrent car ils étaient tous – aussi comme les faits historiques – seulement expression de la vie éternelle dans le language de la parabole qui est celui de la finitude. Tout ce qui est éphémère est seulement une parabole. Cela « ressemble » de loin, car c'est rapporté à ce qui ne passe pas et qui pourtant se fait événement. L'homme est créé « à l'image et ressemblance »; même dans la foi, il connaît dans « dans un miroir, en énigme »; mais un jour, arrivé à Dieu, « je connaîtrai comme je suis connu » (1 Co 13,12), à savoir en vertu de cet amour qui m'a conçu et connu de toute éternité.
10.03.08

XI
(A) la résurrection de la chair
1.Des puristes ont écarté le mot « chair » du Credo, comme insuffisamment décent.Ils n'ont réussi qu'à faire en sorte que maintenant, dans cette confession de vie, on parle quatre fois des morts, et une cinquième fois on dit « est mort ». Sans doute, comme nous l'avons vu, cette mort était-elle la plus haute action de la vie et de l'amour. Elle était ainsi la victoire sur les « enfers », la victoire en faveur de l'homme corporel destiné à la vie éternelle. Une âme désincarnée n'est pas un homme, et une réincarnation ne pourrait jamais nous délivrer de notre condamnation à la mort.
Mais cette espérance, insensée au regard de la corruption et du tombeau, et qui contredit toute expérience, est suspendue à un fait : la résurrection du Christ, sans laquelle toute la foi chrétienne est « vide » (1 Co 15,14). « Voyez mes mains et mes pieds; c'est bien moi! Palpez-moi et rendez-vous compte qu'un esprit n'a ni chair ni os comme vous voyez que j'en ai » (Lc 24,39). Quand ce miracle s'accomplira-t-il pour nous mortels? - Il est oiseux de spéculer sur ce point. Comment se succéderont les événements dans le temps qui est au-delà de la mort, Dieu seul le sait. Et sur le comment, Paul ne peut lui-même que que balbutier en images et en paraboles (1 Co 15,35 ss).
Il suffit que ceci nous soit attesté : dans les récits de Pâques, le Seigneur apparaît corporellement, mais non plus lié aux lois de notre temps et de notre espace, non plus soumis à son espérance matérielle : libre de se donner à reconnaître à volonté. Notre confession de foi en la résurrection de la chair tient au fil de cette attestation, mais ce fil est cependant un câble des plus solides : rien ne peut avoir été moins inventé par les hommes que ces récits. L'incroyance des disciples face au « radotage » des femmes qui veulent avoir vu le Seigneur (Lc 24,11) est totalement normale, et la finale réaliste de Marc parle d'un triple blâme de Jésus à leur endroit : « parce qu'ils n'ajoutaient pas foi à ceux qui l'avaient vu ressuscité » (Mc 16,14)
2. Il est essentiel que Jésus montre ses blessures : mains, pieds et, chez Jean (pour l'incrédule Thomas), aussi le côté. Et cela, en aucune manière seulement pour son identification (les disciples d'Emmaüs le reconnaissent autrement : à la fraction du pain), mais pour apporter la preuve que toute la souffrance terrestre est transfigurée jusque dans la splendeur de la vie éternelle. Aucune souffrance n'a été si profonde et aucune n'a eu un sens aussi définitif, que la Croix du Seigneur. En aucune manière elle ne peut être dépassée comme quelque chose de désormais révolu, de livré au simple souvenir : la douleur comme telle, toute douleur humaine, toute la souffrance du monde, apparaît ici dans son sens éternellement permanent.
Le Mystère de l'Eucharistie montre au mieux comment se déroule cette transmutation éternellement valable : « Ceci est le calice de mon sang, versé pour vous et pour la multitude en rémission des péchés. » Il est dit « effundetur », comme futur. Mais cette effusion de sang ne se produit qu'une fois : autrefois, aujourd'hui et pour l'éternité. Autrefois, déjà dans une sorte d'intemporalité, physiquement et jusqu'au sang, en un événement qui, selon son contenu intime, demeure insurpassable, même dans la transfiguration de la vie éternelle.
Quelle espérance pour tous ceux qui souffrent sur terre, et qui, la plupart du temps, ne parviennent pas à trouver un sens à leur souffrance! Celle-ci est assumée près de Dieu, mystérieusement féconde en Dieu. Souvent, nous chrétiens, nous pensons pressentir dans la souffrance la plus cruelle, incompréhensible à nos yeux terrestres (Auschwitz), une proximité mystérieuse avec la caractère absurde et la nécessité cachée de la Croix du Christ. Mais toute la cruauté du monde n'arrive jamais à la hauteur de ce qui, sur le Golgotha, fut l'abandon de Dieu par Dieu; en cet abandon tout trouve son refuge et son abri.
3.Nous pouvons cependant avancer d'un pas. L'Écriture parle « d'un ciel nouveau et d'une terre nouvelle » (Ap 21,1). Mais ceux-ci ne seront pas une autre, une seconde création; ils seront la transformation, opérée par Dieu, de sa création une et unique. L'homme est à la vérité quelque chose comme le résultat, la somme, du monde de la création; mais ce n'est pas seulement lui qui ressuscitera; ce monde aussi, qu'il présupposait, qui était en un certain sens son arbre généalogique, se porte de toute sa dynamique interne vers l'accomplissement. L'épître aux Romains le dit expressément : toute la création gît dans les douleurs, soupire et aspire à la rédemption; elle veut être libérée « de la servitude de la corruption », du néant et de la « vanité »; elle regarde pour cette raison, vers « la liberté de la gloire des enfants de Dieu », qui déjà « possèdent les prémices de l'Esprit » : la résurrection commence à partir de l'homme, et entraine avec elle celle du monde. Il s'agit expressément de « la rédemption de notre corps » (Rm 8,23); la matérialité de la nature ne se volatisera pas en esprit, mais elle y gagnera une nouvelle, figure dégagée de la corruption.
Dieu ne crée qu'un unique monde. L'homme a perverti l'œuvre du Créateur, le Fils a racheté la vieille création par sa Croix, l'Esprit l'a sanctifiée. Cet unique monde suffira à Dieu éternellement; et, à nous-mêmes, qu'il a créés, rachetés et sanctifiés, ce Dieu suffira.