15.01.07

YVES M.-J. CONGAR
des Frères-Prêcheurs
CHRÉTIENS DÉSUNIS
PRINCIPES D'UN " ŒCUMÉNISME " CATHOLIQUE
Conclusion et Perspectives
S'il serait vain de vouloir imaginer ce que sera la réunion - elle sera ce que Dieu la fera -, il est permis de recueillir les enseignements que semble comporter la nature des choses telles qu'elles nous sont, de fait, données : ce qui comporte, d'ailleurs, un certain coefficient d'appréciation personnelle.
Entre l'Orient et nous, des unions partielles ont été déjà réalisées : et pas seulement des unions diplomatiques conclues avec des hiérarchies, mais des unions réelles et vivantes, réalisées vraiment avec le peuple fidèle. La plupart des différences ne résisteraient pas à une réelle volonté d'entente et d'union. Deux choses d'un prix inestimable nous sont communes, qui sont comme un gage et un agent d'union mis au cœur même des Églises : l'eucharistie, qui est le sacrement même de l'unité, et le culte de la Vierge Marie, Notre-Dame d'avant les abîmes, Notre-Dame d'avant toutes nos divisions (Nondum erant abyssi et ego concepta eram...) (1). Avec l'Orient, nous avons la ferme conviction que l'union se fera un jour.
Comment se produira-t-elle? Le mouvement partira-t-il de l'Église russe, de l'Église, roumaine, nous ne le savons pas; mais peut-être ces deux chrétientés offriraient-elles, pour cette grande œuvre, des possibilités particulières. En tout cas, Une union avec les Églises orientales est celle dont la procédure recèle le moins d'inconnu. Du côté de Rome, en effet, des déclarations assez précises ont été faites, une sorte, de jurisprudence s'est constituée, dont il est certain qu'on s'inspirerait dans le cas d'une réunion. Il serait à souhaiter qu'un travail d'ensemble rassemblât et mît en lumière ces différents éléments de ce qu'on pourrait appeler une jurisprudence de la réunion. Ce serait une manière nullement imaginative, celle-là, mais réaliste et profitable, de déterminer d'une façon plus concrète les possibilités de réunion (2). (ajout)
Avec le protestantisme, les choses se présentent assez différemment. Une immense purification intérieure sera nécessaire, pour lui, avant que l'on puisse seulement penser ../.. /.. à un mouvement tant soit peu généralisé de réunion. Il y a, dans le protestantisme, deux choses : il y a certains objets de croyance, que l'on tient, et il y a un esprit, une certaine manière d'aborder et de construire les réalités de la religion. Notre conviction est que, dans le protestantisme, ceci est toujours en travail de destruction de cela : sans cesse, la manière spécifiquement protestante de concevoir la religion corrode la substance de ce que l'on tient et qui provient du trésor commun du christianisme historique. Cette manière spécifiquement protestante consiste à construire sans cesse en opposition des choses qui devraient être tenues ensemble, articulées et accordées l'une avec l'autre, chacune à sa place propre. Ce n'est pas une chose angoissante et tragique à demi que de voir les protestants mettre leur ferveur religieuse même à disjoindre ce que l'efficacité de la double action de Dieu, l'action créatrice et l'action rédemptrice, sans cesse, réconcilie et unit; de les voir faire consister la pureté même de l'attitude religieuse à ne vouloir de gratia que sola, c'est-à-dire sans la libre coopération de l'homme, à ne croire que Dieu n'agit que là où toute œuvre de l'homme est niée, à ne concevoir l'usage d'un moyen créé que comme usurpant nécessairement la place unique du Créateur, à ne pas voir enfin que, pour n'être pas le principal, le secondaire est encore une réalité à laquelle il faut donner aussi sa place.
Une réunion ne sera possible que quand le protestantisme se sera guéri de ces oppositions mortelles qui, sans cesse, chez lui font que, dans l'intention de rendre gloire à Dieu, on traite Sa création et Son œuvre comme une chose du diable. Une voie, cependant, semble rester ouverte, dont on ne peut prévoir jusqu'où elle pourrait mener. Tout en inoculant au protestantisme les principes que nous avons dits, les Réformateurs lui ont transmis, malgré tout, beaucoup des objets de la religion chrétienne. Dans la mesure où, tout en restant provisoirement ce qu'il est, le protestantisme se remettra en ceci à l'école des Réformateurs et se souciera moins de développer ce qui n'est au fond qu'une philosophie religieuse, que de vivre des objets de sa croyance, dans cette même mesure, prenant dans son protestantisme ce qu'il a de chrétien et non de protestant, il se mettra réellement ../.. /.. dans l'aire de l'unité chrétienne et sur la voie de la réunion. Parmi ces objets de sa croyance, il en est un qui est, de sa nature, plus particulièrement apte à cette œuvre intérieure de santé chrétienne : la foi en l'Incarnation. « Tout esprit, dit saint Jean, qui confesse Jésus-Christ venu en chair est de Dieu; et tout esprit qui ne confesse pas ce Jésus n'est pas de Dieu » (1 Jean 4,2-3). L'Incarnation est l'union de Dieu et de l'homme : elle est la clef de tout le mystère de l'Église et de ses sacrements. Dans la mesure où le protestantisme se mettra à l'école d'une contemplation intense et réaliste du mystère de l'Incarnation, il rentrera dans la sphère du christianisme apostolique et préparera sa réunion dans l'Église. Ce qui, dans son attitude présente, est un obstacle insurmontable à cette réunion s'étant, en quelque sorte, évanoui dans le contenu objectif et réel d'une croyance où beaucoup de choses nous seraient communes, un rapprochement redeviendrait possible.
Il serait sans doute grandement facilité par la situation que le monde moderne semble devoir faire de plus en plus au christianisme : car le temps n'est plus, aujourd'hui, aux luttes confessionnelles au sein d'une chrétienté, mais à une option radicale entre le Règne de Dieu et l'Anti-Règne, l'Église et l'Anti-Église. Pour un protestantisme converti de sa fausse dialectique d'oppositions et de disjonctions à une adhésion objective au contenu tel quel de la foi chrétienne, même provisoirement réduit à ce qu'en avaient gardé les Réformateurs, un mouvement plus ou moins généralisé de réunion à l'Église catholique redeviendrait sans doute une possibilité réelle. Après tout, on a déjà vu des confessions chrétiennes reprendre conscience du véritable héritage apostolique. Pourquoi la miséricorde de Dieu sur le protestantisme serait-elle moins grande qu'elle fut, naguère, sur l'anglicanisme?
(ajout)
Il en est de la réunion un peu comme de la parousie du Seigneur : Dieu seul en connaît le temps, et vouloir en fixer le jour ou en déterminer le mode serait vain. Comme ce n'est pas une chose que pourraient procurer, telle quelle, des causes en notre pouvoir, mais la seule toute-puissance miséricordieuse de Dieu, c'est pour nous, avant tout, un objet de prière et d'espérance théologale. Notre malice et nos péchés ont mis au tombeau l'unité sans déchirure du Corps de chrétienté et, pesant en nos esprits les obstacles humainement insurmontables qui s'opposent à sa renaissance, nous nous prenons à demander, comme les saintes femmes porteuses d'aromates : « Qui nous enlèvera la pierre à l'entrée du sépulcre? ». Mais déjà, peut-être, les Anges de Dieu ont reçu des missions que nous ne prévoyons pas...
Aedificans Jerusalem DOMINUS.
Dispersiones Israelis CONGREGABIT (1).
1. Ps. 147, 2 (Vg. : 146). C'est le verset alleluiatique de la Messe votive pro unione Ecclesiae tempore schismatis au rite dominicain.